Analyse
19 August 2025

Grève des médecins : pourquoi les suppléments d’honoraires vont à l’encontre des fondements de notre système de sécurité sociale

19 August 2025

Grève des médecins : Pourquoi les suppléments d’honoraires vont à l’encontre des fondements de notre système de sécurité sociale 

Carte blanche - Tim Joye

Pour la première fois en 24 ans, une partie des médecins se mettront en grève aujourd'hui. La limitation des suppléments d’honoraires est l’une des principales raisons de la grève. Il est donc important de revenir sur les raisons pour lesquelles ces suppléments ne peuvent et ne doivent jamais constituer une alternative complète à une sécurité sociale forte. 

Médecine pour le Peuple ne se joindra pas à la grève. Comme beaucoup de nos collègues, nous avons senti la charge de travail considérablement augmenter ces dernières années. Entre autres à cause de la pénurie croissante de médecins et de l'augmentation des besoins en matière de soins de santé. Mais nous ne nous joindrons pas à l'appel à la grève lancé par le syndicat des médecins ABSyM. 

L’ABSyM estime que la limitation des suppléments d'honoraires va à l'encontre de l'autonomie des médecins. Pour le syndicat, chaque médecin doit pouvoir facturer librement ses honoraires, car c’est une profession libérale. Nous ne sommes fondamentalement pas d’accord avec cette vision, et ce, pour trois raisons que je vous expose ci-dessous. 

Reports de soins, commercialisation et médecine à deux vitesses 

Pour commencer, l’augmentation des suppléments d’honoraires dans notre pays entraîne des reports de soins. Selon les chiffres du SPF Sécurité sociale, les ménages belges ont payé de leur poche 20,1 % des coûts totaux des soins de santé en 2022. C'est énorme. En Allemagne, c’est à peine 10,7 %, et en France 8,9 %. Cela a des conséquences. Selon une enquête de Solidaris (que la mutuelle mène chaque année auprès de ses affiliés), en 2024, 41 % des Belges francophones ont reporté des soins pour raisons financières. 

Commercialisation de notre sécurité sociale 

Ceux qui pratiquent les suppléments d’honoraires défendent qu'ils ne les font payer qu'à ceux qui peuvent se le permettre. En réalité, la société est un peu plus complexe que cela. L'accessibilité est un spectre, et le fait que de plus en plus de spécialistes facturent des suppléments de 20, 30 ou même 40 euros pour une consultation, entraîne des reports et une sous-consommation de soins dans de nombreuses couches de la société. 

Ces 30 dernières années, pour se protéger de devoir payer ces 20 % de leur poche, la plupart des Belges se sont tournés vers une assurance hospitalisation privée supplémentaire. En d'autres termes, nous assistons à une commercialisation de notre sécurité sociale. Quand on économise sur les honoraires des médecins et sur les remboursements pour les patients, les assureurs privés prospèrent. 

Ceux qui ont été hospitalisés se sont probablement déjà entendu dire : ces suppléments ne sont pas un problème, puisqu’ils sont de toute façon remboursés par l'assurance hospitalisation. Mais les assureurs ne sont pas des organisations caritatives, ils doivent faire des bénéfices. En fin de compte, c'est nous tous qui remboursons cette assurance supplémentaire. En 2025, les primes que nous avons payées à AG Insurance, à la DKV et à d'autres, ont augmenté jusqu’à 13 % pour certains. 

La solidarité à la base de notre système de sécurité sociale - « les épaules les plus larges portent la charge la plus lourde » - est remplacée par la logique de marché des assureurs. 

Et cette logique est contraire à celle de notre sécurité sociale, puisqu’elle fait payer des primes plus élevées aux personnes âgées et aux malades. La solidarité à la base de notre système de sécurité sociale - « les épaules les plus larges portent la charge la plus lourde » - est remplacée par la logique de marché des assureurs - « plus vous présentez un risque, plus votre prime est élevée ». 

Troisième inconvénient des suppléments : ils conduisent à une médecine à deux vitesses. Tous ceux qui ont eu besoin d'une IRM ou d'un scanner l’année passée savent de quoi on parle. En payant un supplément, vous pouvez obtenir un rendez-vous dans le mois. Si vous ne voulez ou ne pouvez pas payer, les délais d’attente sont souvent de 4 à 6 mois. Les suppléments sont utilisés comme une sorte de passe-droit permettant d'obtenir des soins appropriés plus rapidement, et il est incompréhensible que beaucoup continuent à défendre leur utilisation malgré cela. 

La santé est un droit, pas une marchandise 

Selon l’ABSyM, la mesure du gouvernement visant à limiter ce qu’un médecin peut facturer lors d'une consultation s’oppose à leur autonomie. Toutefois, la société a le droit absolu de déterminer le coût des soins de santé. Parce que la santé est un droit fondamental, et qu'en tant que démocratie, nous devons le garantir collectivement à tous. Ce n’est pas une marchandise qu’un médecin peut vendre sur le marché au plus offrant. 

Le ministre Vandenbroucke a annoncé dans sa loi-cadre vouloir « encourager » les médecins à se conventionner et à suivre les tarifs convenus. Alors qu’en fait, cela devrait être la norme. Ces tarifs ont été fixés dans le cadre de l'INAMI, après concertation avec les mutuelles et des associations de médecins. Pourquoi les médecins auraient-ils la possibilité de ne plus être tenus à ces tarifs convenus ? 

En Belgique, seuls 30 % des dermatologues et 37 % des ophtalmologues sont encore conventionnés. C’est si peu que dans beaucoup de régions, les gens n’ont plus la possibilité de se rendre chez un médecin abordable. Si la politique décide de contrer cette vague de déconventionnement, il ne s'agit pas d'une évolution vers une médecine d'État, comme le prétend l’ABSyM. Il s'agit simplement de revenir aux bases de notre sécurité sociale et de nos soins de santé, qui ont été posées après la Seconde Guerre mondiale : les médecins peuvent aller exercer où ils veulent, mais nous organisons leur paiement collectivement et solidairement. 

L’ABSyM et Vandenbroucke sapent les principes de notre sécurité sociale

Comme nous l'avons déjà dit, Vandenbroucke ne veut pas obliger les médecins à se conventionner, mais il veut les y « encourager », en accordant certaines primes uniquement aux médecins conventionnés, mais aussi en introduisant des « tarifs indicatifs ». C'est une mesure très dangereuse pour l'avenir de notre système. 

Un article de Medi-Sphere explique bien de quoi il retourne : les tarifs indicatifs sont les limites dans lesquelles les médecins conventionnés sont autorisés à dépasser les honoraires convenus. Cela ne peut se faire que dans des cas exceptionnels, et seuls les dentistes peuvent y avoir recours actuellement. Vandenbroucke veut étendre ce système à tous les secteurs de la santé. Pour les soins innovants et les prestations dont la nomenclature n'a pas été révisée depuis si longtemps qu'elle est devenue obsolète, cela permettrait aux prestataires de soins de facturer des honoraires supplémentaires. 

L'aperçu des tarifs pour les patients est encore moins transparent

Cette loi-cadre ne fait que généraliser la pratique des suppléments (dans une mesure plus limitée, certes) à tous les médecins. Les mutuelles parlent à juste titre de « suppléments d'honoraires déguisés » et mettent en garde sur le manque de transparence que leur utilisation risque d’engendrer. 

Entre-temps, pour convaincre les syndicats de médecins, Vandenbroucke a également annoncé sa volonté d'augmenter les tickets modérateurs. On a donc d'une part, une limitation pour les suppléments excessifs et, d'autre part, une généralisation du principe des suppléments et une augmentation des tickets modérateurs. Dans la sécurité sociale selon Vandenbroucke, les travailleurs sont donc invités à payer un peu plus de leur poche, tant que ce n'est pas excessif et que cela ne touche pas les plus pauvres (qui restent protégés par le statut de l'intervention majorée). 

Pour une réinitialisation de notre système de santé 

L'augmentation des suppléments d'honoraires est une conséquence directe de la réduction des taux de remboursement de ces dernières décennies, dont nous avons parlé ci-dessus. La vision libérale de l’ABSyM, qui considère que les médecins peuvent facturer ce qu'ils veulent, n'est pas un modèle pour l’avenir de nos soins de santé. Pourtant, la grève bénéficie d'un large soutien de la part des médecins. Cela montre surtout que beaucoup de médecins sont mécontents de la façon dont leur profession a évolué ces dernières années. Ce mécontentement est justifié, car la charge de travail a énormément augmenté. 

Sur certains lieux de travail et dans divers articles de l’ABSyM dans la presse médicale, on nous dit que l’augmentation de la charge de travail est le résultat de patients exigeants, qui en demandent toujours plus et qu’il faut « réfréner » sur le plan financier afin de ne pas en faire trop. Mais la réalité, c’est que les besoins en matière de soins augmentent (à cause du vieillissement de la population et de l'augmentation des problèmes psychosociaux) alors que les budgets ne suivent pas. 

L’Arizona a par exemple abaissé la norme de croissance pour les soins de santé à 2 %, alors que le Bureau du Plan estime que la consommation de soins de santé augmente de 3,4 % par an. Limiter les suppléments des médecins à un moment où l'on s'apprête à réaliser des coupes sans précédent dans le budget des soins de santé, c'est s'exposer à des problèmes. 

En parallèle, le modèle de médecine à la prestation se heurte de plus en plus à ses limites. On ne peut pas faire de la prévention, on ne peut pas se concerter, on ne peut plus traiter rapidement certaines questions de nos patients par téléphone. Les réformes de Vandenbroucke ne proposent aucune solution à cela. Au contraire, elles s'attaquent aux excès tout en introduisant une libéralisation de l'ensemble du système avec ce nouveau concept de tarifs indicatifs. 

L'avenir de nos soins de santé ne viendra ni de l’ABSyM ni de Vandenbroucke

Tout d'abord, il faut davantage de moyens ; on ne peut travailler sans. Ensuite, il faut une réforme structurelle du système de financement, loin du système à la prestation. Certains irréductibles de l’ABSyM se braqueront certainement devant un tel projet, mais la plupart des médecins passionnés et engagés y seront plus favorables qu’à la loi-cadre. 

 

Tim Joye est médecin généraliste et Président national de Médecine pour le Peuple. 


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