Le nettoyage, un secteur pas si propre…
La première cause de maladie de longue durée, ce sont les maladies mentales : dépression, épuisement professionnel, troubles anxieux. On estime qu’un Belge sur trois souffre de stress au travail. Les troubles musculosquelettiques arrivent en deuxième place. Une explosion qui n’est pas due au hasard, mais bien à l’évolution des conditions de travail.
Le secteur des titres-services, un « cas d’école »
Instauré en 2001, le secteur des titres-services illustre parfaitement l’impact du travail sur la santé. Jusque-là, le nettoyage chez des particuliers se faisait via le travail au noir. Dans un certain sens, le secteur a donc permis à une série de travailleurs et de travailleuses d’accéder au marché du travail officiel et de bénéficier de droits. Officiellement, les intentions étaient aussi d’augmenter le taux d’emploi au sein de groupes cibles, éloignés du marché de l’emploi. Le secteur compte aujourd’hui environ 150 000 travailleurs. Il a toujours été subsidié par les pouvoirs publics de manière assez importante, bien qu’il soit constitué de grandes entreprises commerciales à côté de plus petites structures relevant de l’économie sociale. Sur l’aspect socioéconomique, les chercheurs Ive Marx et Dieter Vandelannoote tiraient déjà une série de constats critiques en 20141 :
- Le secteur active de moins en moins de travailleurs. Majoritairement composé de nouveaux travailleurs à ses débuts, il a ensuite plutôt eu tendance à attirer des travailleurs déjà actifs dans d’autres secteurs ;
- Le secteur, qui se voulait un tremplin vers le marché d’emploi classique (non subsidié), a eu plutôt tendance à « enfermer » les travailleurs avec peu de perspectives d’évolution de carrière positives ;
- Le secteur a commencé à grappiller des tâches aux secteurs classiques (pas autant subsidiés), comme le soin aux malades et aux personnes âgées ainsi que la garde d’enfants.
Le secteur fabrique surtout des travailleurs précaires. Il a récemment obtenu le deuxième pire score moyen en matière de précarité par des chercheurs de la VUB2 sur une échelle prenant en compte leurs faibles revenus, la faible possibilité de suivre des formations aux frais des employeurs, leur manque de participation et d’accès à des droits fondamentaux.
L’impact négatif du travail sur la santé est lui aussi particulièrement bien documenté. Ainsi, en 2020, une étude du DULBEA (le département d’économie appliquée de l’ULB)3 a mis en évidence qu’après cinq ans de travail comme aide-ménagère, le risque est cinq fois plus élevé de tomber en invalidité (une incapacité de travail de plus d’un an). L’effet du travail se concrétise par une augmentation significative des troubles musculosquelettiques, des problèmes de type psychique et de type respiratoire. Des données confirmées par le terrain.
Sous l’impulsion des organisations syndicales, des fonds ont été dégagés pour mener une étude auprès de quelque 4 000 travailleurs du secteur en 20184. Le constat concernant la santé des aides-ménagères est alarmant, la majorité rapportant au moins une fois par semaine des douleurs au dos (68 %), des douleurs musculaires et articulaires (67 %), des douleurs à la nuque et aux épaules (62 %), des douleurs aux coudes et aux poignets (46 %), du stress chronique (49 %), des maux de tête (43 %), une irritation de la peau (26 %), des problèmes affectant les voies respiratoires (17 %).
Tout le monde souffre
Médecine pour le peuple a fait des constats similaires dans le cadre de ses consultations, plusieurs de nos médecins étant régulièrement confrontés à des patientes travaillant dans le secteur et qui souffraient de troubles musculosquelettiques (tendinopathies de la coiffe des rotateurs, épicondylites, tendinopathies du poignet) ou d’un syndrome du canal carpien. En 2023, nous avons enquêté5 auprès de tous nos patients travaillant dans le secteur des titres-services et du nettoyage classique et industriel, des secteurs qui concernent une population souvent féminine avec des contrats à temps partiel. Le but était de mettre en lumière la prévalence de troubles musculosquelettiques et d’explorer leur lien avec le travail. Nous avons élaboré un questionnaire émettant plusieurs hypothèses sur les causes des troubles musculosquelettiques (port de charges lourdes, gestes répétitifs, temps de travail sans récupération, etc.) et qui interrogeait aussi les démarches entreprises par les travailleuses par rapport à ces douleurs. C’était la première fois que nous abordions de manière collective et scientifique le lien entre les conditions de travail et la santé dans un secteur spécifique. Cette enquête a également permis de délier les langues des patientes concernant les conditions de travail et leur impact sur leur santé.
Les douleurs rapportées par les 413 répondantes des onze maisons médicales Médecine pour le Peuple étaient surtout localisées aux épaules et aux poignets, aux coudes et aux avant-bras (les douleurs du bas du dos sont les plus fréquentes, mais elles sont peu spécifiques et il est dès lors plus difficile de prouver qu’elles sont causées par le travail). Ces travailleuses souffrent de 1,7 à 2,8 localisations différentes selon la durée des douleurs, mais la grande conclusion de l’étude est surtout que tout le monde souffre dans ce secteur : 93 % des répondantes ont ressenti au moins une douleur au cours des douze derniers mois, et 82 % dans les sept derniers jours.
L’âge moyen des répondantes est de 46 ans, l’ancienneté dans le secteur est de 11 ans, pour un horaire moyen de 28 heures par semaine. Elles estimaient très souvent (85 %) ces douleurs en lien avec le travail. Celles-ci semblent apparaitre peu importe l’âge, mais rapidement, et sont déjà présentes chez les plus jeunes travailleurs. Selon elles, les principales causes de leurs troubles musculosquelettiques sont les mouvements répétitifs (81,7 %), le fait de porter, soulever ou déplacer des charges lourdes (55,5 %), une charge de travail excessive (42,9 %), trop de flexibilité demandée au travail (24 %), trop d’heures de travail (14,8 %). Par ailleurs, 18 % d’entre elles ont dit avoir introduit une demande de reconnaissance de maladie professionnelle ; 13 % ont vécu un accident de travail et 19 % ont déclaré être en mi-temps médical.
Un manque de contrôle ?
Le secteur du nettoyage et celui des titres-services, secteurs à risque pour le développement des troubles musculosquelettiques, sont aujourd’hui symboliques de la souffrance au travail. Symboliques également des dysfonctionnements de la fonction « d’accompagnement » de l’État. En effet, comme le montre le dernier rapport de l’inspection du travail6 : 159 des 175 entreprises contrôlées ne sont pas en ordre, notamment en matière d’analyse des risques relatifs à la manutention de charge et d’organisation de la surveillance de santé. Il en est de même pour la reconnaissance des maladies professionnelles, qui semble très insuffisante dans ce secteur, les dépenses stagnant autour de 6 millions d’euros depuis près de dix ans.
Notre enquête a permis à nos équipes de prendre conscience de l’importance du travail et des conditions de travail sur la santé. Comme acteurs de la première ligne de soins, nous pensons aussi avoir un rôle à jouer dans le changement des déterminants sociaux qui ont un fort impact sur la santé de nos patients.
Références
- Marx, D. Vandelannoote, « Car on donnera à celui qui a (et il sera dans l’abondance) : le système belge des titres services », Revue belge de Sécurité sociale n° 2, 2014.
- E. Vandevenne et al., Precair werk in Belgïe. Eerste resultaten van het EPRES-BE onderzoek naar precair werk en werknemerswelzijn, Interface demography research group (VUB), 2021.
- E. Leduc, I. Tojerow, Subsidizing Domestic Services as a Tool to Fight Unemployment: Effectiveness and Hidden Costs, IZA, 2020.
- K. Goffin et al., Une vision à 360° sur les titres-services, IDEA Consult, juillet 2018.
- Travailler dans le nettoyage rend malade, Médecine pour le Peuple, 2023.
- M. Pirkenne, V. Roorda, Rapport final de la campagne nationale 2022 dans le secteur des titres-services, SPF Emploi, Travail et Concertation sociale, décembre 2022.