Publié dans Solidaire
L’histoire de Tristan vous semble familière ? Il n’est pas le seul dans son cas. La liste des pénuries de médicaments n’a jamais été aussi longue. Le site FarmaStatus.be recense actuellement 413 médicaments différents « temporairement indisponibles » ou dont la commercialisation est « temporairement suspendue ».
Il s’agit souvent de médicaments de base essentiels, comme par exemple le paracétamol, utilisé contre la douleur ou la fièvre. Les suppositoires Perdolan (nom de la marque) pour les bébés et les enfants sont indisponibles.
Aucun autre fabriquant ne produit de suppositoires contenant du paracétamol. L’Hygroton, un médicament très abordable et efficace pour traiter l’hypertension, a aussi été récemment ajouté à la liste (et ce n’est pas la première fois). Les médecins doivent alors orienter leurs patients vers des médicaments de second choix. Les exemples ne manquent pas.
Mieux vaut ne pas avoir d'attaque à la fin du mois
Tristan, 50 ans, est épileptique. Il suit un traitement depuis des années pour éviter les crises. Son médicament s’appelle le Tegretol. Tristan en est satisfait. Il le tolère bien, ne subit aucun effet secondaire et n’a plus jamais eu de crise depuis qu’il le prend.
Mais début janvier, la pharmacie où il se rend habituellement lui annonce la mauvaise nouvelle : elle est à court de Tegretol. Toutes les boîtes ont été vendues et le fabrikant ne peut en fournir de nouvelles. « Un retard dans la production », voilà l ‘explication. Bientôt, la boîte de Tristan sera vide. S’il n’en retrouve pas d’ici là, il devra contacter son médecin pour passer à un autre médicament. Parce qu’interrompre le traitement n’est pas une option. Après deux ou trois jours sans médicaments, les risques de crise d’épilepsie sont déjà élevés.
Caroline Ven, du lobby pharmaceutique Pharma.be, nuance le problème : « Pour la plupart des pénuries, il existe une solution alternative. » Mais l’impact reste significatif. En 2020, Test-Achats a réalisé une enquête dans laquelle 28,5 % des ménages déclarent avoir été confrontés à des pénuries de médicaments au cours des deux dernières années. Pour la moitié, la prise d’un nouveau médicament a généré du stress, entraîné une aggravation des symptômes ou provoqué des effets secondaires. Pour un tiers, la pénurie a généré des coûts supplémentaires, soit parce que ces personnes ont dû se rendre chez leur médecin, soit parce que les médicaments alternatifs sont plus chers. L’impact sur les pharmacies est également important. Chaque semaine désormais, le personnel passe des heures à appeler des grossistes et des confrères pour trouver les médicaments dont leurs patients ont besoin.
Les pénuries de médicaments posent un grave problème de santé publique. Nous allons arriver à des situations où les médecins vont devoir rationner et décider qui peut ou non obtenir certains médicaments. Les hôpitaux sont déjà confrontés à des décisions difficiles. Les personnes ayant une attaque ne sont pas sûres de recevoir le meilleur traitement. L’Actilyse, qui constitue le meilleur anticoagulant pour traiter les accidents vasculaires cérébraux, n’est disponible qu’en quantité limitée. C’est pourquoi le gouvernement a fixé une clé de répartition pour les hôpitaux de notre pays.
Par exemple, un hôpital dans une grande ville flamande en reçoit aujourd’hui sept doses par mois, alors qu’il en a normalement besoin de quatorze. Mieux vaut donc avoir une attaque en début de mois, avant épuisement des stocks.
Augmentation des profits vs sécurité d'approvisionnement
Il est important de noter que la plupart des pénuries concernent des médicaments dont les brevets ont déjà expiré. Des médicaments dont le prix a baissé au fil des ans et qui, par conséquent, sont moins rentables. Leur production n’intéresse plus Big Pharma.
Les entreprises pharmaceutiques font tout ce qu’elles peuvent pour maintenir les coûts de production aussi bas que possible. Et c’est là que le bât blesse. Plus d’un tiers des plus de 400 pénuries sont dues à des problèmes d’approvisionnement en médicaments en provenance de Chine et d’Inde. Au cours des 25 dernières années, les entreprises pharmaceutiques ont déplacé une grande partie de la production vers ces pays car la main d’œuvre y est moins chère et les normes environnementales moins strictes. Aujourd’hui, 80 % des principes actifs nécessaires à la fabrication des médicaments sur le marché européen sont importés. Il y a 30 ans, c’était 20 %.
Les grandes multinationales pharmaceutiques prennent de gros risques pour continuer à réaliser un maximum de profits. Elles concentrent toute la production d’un médicament sur un ou deux grands sites de production afin de maximiser la rentabilité. Mais rend terriblement instable la production de ces principes actifs pour nos médicaments. La fermeture d’un tel site en Chine ou en Inde, pour quelque raison que ce soit, a un impact immédiat sur l’approvisionnement dans le monde entier, pour toutes les marques de médicament.
La production dite « juste-à-temps » fragilise également tout le processus. Les entreprises pharmaceutiques choisissent sciemment de réduire les stocks afin d’en minimiser les coûts. À la moindre augmentation de la demande, l’offre ne peut suivre immédiatement.
C’est comme si l’on essayait de remplir une baignoire sans bouchon, avec un seul robinet ouvert au minimum. Si le robinet se casse ou si la pression de l’eau baisse, la baignoire se vide instantanément. Il faut en moyenne quatre à six mois pour fabriquer un médicament « classique ». Pallier une pénurie prend donc au moins autant de temps.
Magouilles pharmaceutiques : les monopoles jouent avec les différences de prix entre les pays
Les pénuries de médicaments ne sont pas toutes dues à des problèmes d’approvisionnement et à des réductions de stocks. Souvent, les pénuries sont créées artificiellement par toutes sortes de magouilles des géants pharmaceutiques. Il existe donc un important circuit de distribution parallèle en Europe. Les entreprises pharmaceutiques fixent des prix différents dans chaque pays. Elles ne le font pas en fonction du coût de production, mais de ce que le gouvernement national est prêt à payer.
Par conséquent, un même produit provenant d’une même entreprise aura des prix variables. Les grossistes qui fournissent les pharmacies tentent d’en tirer parti. Ils achètent des médicaments dans les pays où les prix sont les plus bas, pour les revendre (avec une nouvelle notice et dans une boîte différente) dans des pays où les prix sont plus élevés.
Les entreprises pharmaceutiques, qui voient leurs profits ainsi menacés, limitent les stocks de certains médicaments, qu’elles mettent à disposition uniquement au moment précis où ils sont demandés. Cette pratique s’appelle le contingentement. Si des exportations parallèles de ces médicaments existent, il devient donc plus difficile pour les pharmacies de s’en procurer. Et les premières victimes, ce sont les patients.
Certains cas de pénurie de médicaments sont dus au fait que les entreprises pharmaceutiques réduisent délibérément leurs stocks pour pouvoir ensuite manipuler les prix à leur guise. En effet, il arrive qu’après une rupture de stock, lorsque le médicament est remis sur le marché, son prix augmente.
On peut prendre par exemple le BiCNU, utilisé en chimiothérapie pour le traitement des tumeurs cérébrales : avant la pénurie, il était vendu à 34 euros les 100 mg. Un an plus tard, lorsqu’il a été remis sur le marché, il coûtait 900 euros, et aujourd’hui il se vend même à 1 500 euros.
Le même phénomène se produit avec le nouveau médicament Ozempic. Celui-ci a été développé pour traiter le diabète, mais de nombreuses personnes l’utilisent à présent pour perdre du poids, après qu’Elon Musk en a fait la promotion sur son compte Twitter. Cela a entraîné une augmentation de la demande, si bien que les patients atteints de diabète risquent de se retrouver sans traitement. Novo Nordisk, une entreprise pharmaceutique danoise, prétend qu’elle n’était pas en mesure d’augmenter sa production pour répondre à la demande en Belgique. Pourtant, les livraisons ont augmenté aux États-Unis et au Moyen-Orient, où il est vendu à un prix plus élevé.
Quand est-ce que nos ministres vont réagir ?
Le problème des pénuries de médicaments existe depuis des années. Et depuis des années, nous savons qu’elles sont le résultat du choix de Big Pharma d’augmenter coûte que coûte ses marges bénéficiaires, au détriment de la sécurité d’approvisionnement. Un médicament n’est pas un produit que l’on peut se permettre d’attendre des semaines, comme un vélo ou un smartphone. Les médicaments, on en a besoin tous les jours. Les entreprises doivent veiller à ce que le traitement des patients ne soit pas interrompu. Si elles ne peuvent ou ne veulent pas donner cette garantie, le gouvernement doit intervenir.
Ce que fait notre gouvernement aujourd’hui est largement insuffisant. En 2019, la N-VA, l’Open Vld et le CD&V ont élaboré conjointement une nouvelle loi pour s’attaquer au problème des ruptures de stock. Mais cela n’a pas donné grand-chose. Le ministre socialiste de la Vivaldi Frank Vandenbroucke reste également très passif face à cette question. La seule nouvelle mesure prise à ce jour est l’interdiction d’exporter des médicaments essentiels et critiques. Cela concerne donc notre pays, mais les responsables de Big Pharma restent hors d’atteinte.
Des sanctions devraient être imposées à ceux qui ne respectent pas les livraisons convenues.
La loi belge prévoit que les entreprises et les grossistes sont tenus de livrer au pays des médicaments en quantité suffisante. S’ils ne remplissent pas cette obligation, sans avoir de motif valable, ils doivent payer une amende. Malheureusement, il semble que le ministre ne vérifie pas les motifs invoqués par les fournisseurs et qu’il n’inflige aucune sanction. Par ailleurs, notre gouvernement pourrait également faire appel à d’autres entreprises pour fabriquer les médicaments en pénurie.
Aux États-Unis par exemple, les pharmacies des hôpitaux ont fondé Civica en 2018, une organisation sans but lucratif pour organiser conjointement la production et l’approvisionnement de leurs médicaments. Ainsi, elles essaient de s’affranchir de Big Pharma. En Belgique, le PTB a soumis en 2019 une proposition de loi visant à modifier la réglementation autour des licences obligatoires. Celle-ci devait permettre au ministre de la santé de notre pays d’être en mesure de lever les brevets si la santé de la population était menacée (à cause des prix excessifs ou un problème d’approvisionnement).
Un Institut Salk européen
Le marché libre est incapable de garantir le droit à la santé et l’accès à des traitements adéquats. Comme toujours, le profit passe avant tout, avant notre santé. Dans le livre « Fais le Switch », le PTB a élaboré une proposition concrète pour changer les choses : l’Institut Salk européen.
Le point de départ est un fonds de recherche public pour financer la recherche de nouveaux traitements sans brevets à la clé. Ainsi, nous pouvons briser le pouvoir monopolistique de Big Pharma. Nous organiserions la production et la distribution de tous les médicaments par le biais d’appels d’offres publics. Ce faisant, nous mettrions un terme aux prix excessifs
que des multinationales comme Pfizer ou Novartis osent désormais pratiquer. En outre, pour conclure un contrat d’approvisionnement, nous pourrions également tenir compte d’autres facteurs que le prix, tels que la sécurité d’approvisionnement et les conditions de travail. Il s’agit donc d’une proposition bonne pour notre santé, pour notre sécurité sociale et pour tous les travailleurs du secteur pharmaceutique.
Tim Joye en Freia Van Dalem