Interview
26 June 2022

Nos soins de santé doivent être un service public accessible à tous

26 June 2022

Publié dans Solidaire

Le secteur des soins de santé évolue rapidement. Pour Médecine pour le Peuple, le moment était donc venu d’actualiser en profondeur son texte de vision en tant qu’organisation. Il a été officiellement présenté le 14 mai dernier. Avec la présidente Janneke Ronse et le médecin généraliste Tim Joye, qui dirige également le service d’études, plongeons-nous dans la vision aussi instructive que fascinante de Médecine pour le Peuple sur notre système de santé.

« La santé recouvre énormément d’aspects différents, nous explique un Tim Joye souriant. Ce texte de vision, qui a comme d’habitude été rédigé par de nombreux collaborateurs, a très vite pris de l’ampleur. » Parce que la santé est un droit est devenu un document riche, reprenant de nombreux thèmes. Nous en avons sélectionné quelques-uns.

Notre santé est déterminée à 50 % par des facteurs sociaux. Lesquels ? Janneke Ronse. On pense souvent que notre santé est déterminée par nos propres actes : ce que nous mangeons, comment nous prenons soin de nous, etc. Mais, tant dans la pratique que dans les travaux scientifiques, nous constatons qu’il n’en est rien. De nombreux facteurs ont une influence sur la santé.

À nos yeux, le facteur principal est le travail.

On consacre tous et toutes beaucoup de temps au travail. Chez nos patients, nous constatons l’impact du travail sur la santé : problèmes de dos, d’articulations, de santé mentale.

Le logement est également un facteur important. C’est toutefois surtout la position dans la société, la classe à laquelle on appartient qui sont déterminantes pour la santé. La situation financière et économique des gens a une incidence énorme sur beaucoup de choses.

Tim Joye : Il est important de prendre en compte ces déterminants sociaux non pas individuellement mais collectivement. Il a été scientifiquement prouvé que l’organisation d’une société détermine fortement la santé de sa population. Plus les inégalités sont grandes dans un pays, plus la santé y est mauvaise. Le même constat s’applique aussi au niveau des quartiers. Dans un quartier fortement interconnecté, on constate que les gens se sentent mieux et ont moins de problèmes de santé.

C’est surtout la position dans la société, la classe à laquelle on appartient qui sont déterminantes pour la santé

Même dans un pays prospère comme la Belgique, les inégalités pèsent plus lourd qu’on ne le pense…

Tim Joye : C’est ce que nous tenons à souligner : nous ne sommes pas tous égaux face à la santé, même en Belgique. Les plus grandes différences s’observent dans l’espérance de vie en bonne santé des personnes. On observe, par exemple, une grande différence entre les ouvriers et les personnes ayant un diplôme du supérieur. Cette différence peut aller jusqu’à vingt ans.

Une proportion importante de personnes actives souffre déjà de problèmes chroniques dès l’âge de 50 ans. Cela n’est pas pris en compte lorsqu’il s’agit d’obliger les gens à travailler plus longtemps, par exemple.

Vous mettez l’accent sur un problème qui s’aggrave : le burn-out. Qu’en est-il ?

Janneke Ronse : Il arrive à nos médecins de ne pas ouvrir leur sac pendant toute la matinée, parce que, pendant ce temps, ils n’ont fait que discuter avec les patients. Les problèmes psychologiques se multiplient à vue d’œil, sans aucun doute en raison de la crise économique et du coronavirus. La Belgique compte désormais plus d’un demi-million de malades de longue durée.

Ici aussi, tout est fait pour que les gens se sentent personnellement responsables de leur situation : on leur dit qu’ils n’ont pas su se mettre des limites, qu’ils doivent être plus courageux... On ne pose jamais la question de savoir quel rôle jouent les patrons, ni comment ils peuvent faire de la prévention.

« La responsabilité de la santé des travailleurs devrait incomber au patron », écrivez-vous. Comment faire ?

Tim Joye : Il est difficile, en tant que médecin, d’avoir un dialogue avec un patron. Surtout quand il s’agit de malades de longue durée.

Les patients viennent nous voir pour prolonger leur congé de maladie parce que le patron a dit qu’ils ne pourraient revenir que lorsqu’ils étaient guéris à 100 %. Mais, pour le patron, cela signifie plutôt 120 ou 130 %. Les patients se méfient et sont tendus.

Je suis convaincu que les gens devraient pouvoir suivre un parcours adapté, mais pour l’instant, rien n’incite les patrons à opter pour cette voie. Tout d’abord, le salaire garanti ne dure qu’un mois. Après, tout est à charge de la sécurité sociale. Deuxièmement, le travail adapté ne fait l’objet d’aucun contrôle. Même si un médecin du travail dit qu’un travailleur doit avoir un travail adapté (par exemple, sans flexibilité ou sans stress intense), l’employeur peut simplement dire qu’il n’est pas en mesure de le lui proposer. Et, bien souvent, l’étape suivante est un licenciement pour raisons médicales.

Si les gouvernements optent pour la commercialisation, c’est sous la pression des investisseurs

Que proposez-vous alors ?

Tim Joye : Il faut prolonger le salaire garanti, davantage contrôler les patrons, les sanctionner s’ils ne proposent pas de travail adapté, mais aussi élargir et faciliter la reconnaissance des maladies professionnelles. Le burnout, par exemple, n’est toujours pas reconnu comme une maladie professionnelle, alors qu’il s’agit d’un trouble psychique lié au travail.

Janneke Ronse : En responsabilisant les employeurs, on peut les inciter à faire plus en matière de prévention, à réfléchir davantage à la charge de travail, à l’organisation du travail, à la flexibilité, etc. Car quelle solution y a-t-il actuellement pour les malades de longue durée ? On leur envoie un questionnaire et, s’ils ne coopèrent pas, ils sont sanctionnés. Ou alors, on va les chercher dans les centres de revalidation et les cliniques de la douleur en vue de les « activer ».

Vous parlez d’un écart entre femmes et hommes en matière de santé.

Janneke Ronse : Les femmes sont souvent dans une position plus vulnérable sur le marché du travail. Prenez les aides-ménagères. Elles souffrent très souvent des articulations. Il y a beaucoup d’arrêts et de maladies de longue durée chez ces travailleuses. Il y a aussi la violence envers les femmes : les violences intrafamiliales, le harcèlement, la discrimination.

En médecine, nous observons également un retard dans la connaissance des problèmes propres aux femmes. Nous vivons dans une société où l’on accorde automatiquement plus d’attention aux problèmes qui touchent les hommes.

Vous dites également qu’il y a un lien entre la santé et le racisme.

Tim Joye : Dans notre texte de vision, nous donnons l’exemple d’un policier venu voir notre psychologue parce qu’il était harcelé au travail en raison de son origine. Ce genre de situation ne laisse pas indemne. Notre psychologue a accompagné ce policier chez Unia pour porter plainte. Il s’est véritablement transformé : du statut de victime, il est passé à celui de quelqu’un qui défend ses droits. C’est ce que nous voulons faire avec des personnes d’autres origines, avec des femmes, avec des travailleurs… On pense aussi aux métiers pénibles et sous-payés. Prenez par exemple les personnes qui nettoient en milieu industriel. C’est un travail extrêmement dur. Il s’agit presque exclusivement de personnes issues de l’immigration. Qu’on ne dise pas qu’il n’y a pas de causes sociales à cela. Un tel phénomène met en évidence la discrimination structurelle qui s’opère au sein de notre société, qui commence à l’école et finit par affecter la santé des gens.

Janneke Ronse : Les personnes issues de l’immigration ont également beaucoup plus de mal à trouver un logement de qualité. Moisissures sur les murs, absence d’isolation, absence d’eau chaude, etc. tout cela a un impact négatif sur la santé.

Aujourd’hui, les soins de santé sont de plus en plus privatisés et commercialisés. Certains disent que cela les rendrait plus efficaces, meilleurs et moins chers. Que répondre à ça ?

Janneke Ronse : L’exemple le plus parlant de commercialisation en Belgique est le secteur des maisons de repos. C’est la preuve que la commercialisation nuit à la qualité des soins : dans les maisons de repos privées, il y a moins de personnel par résident ; celui-ci a donc moins de temps à consacrer à chaque personne. L’alimentation y est de moins bonne qualité, le matériel insuffisant, les conditions de travail toujours pires, etc. Donc non, la commercialisation n’est pas une bonne idée. Elle pousse aussi le personnel soignant à déserter le secteur des soins de santé. Ce sont des personnes qui aiment pourtant vraiment leur métier, mais elles sont au bout du rouleau.

Tim Joye : Le fait de commercialiser les soins de santé ne les rend pas moins chers non plus. Prenons l’exemple des États-Unis, le pays où la commercialisation est la plus poussée : les dépenses consacrées aux soins de santé y sont plus élevées que n’importe où ailleurs. Aux Pays-Bas, le système d’assurance maladie a été repris par des compagnies d’assurance maladie privées. Résultat : un excès de bureaucratie, d’administration, de négociations, de contrôles, davantage de prestations et, au final, plus de gaspillage. Les soins de santé y sont plus chers. Si les gouvernements optent pour la commercialisation, c’est sous la pression des investisseurs. Ceux-ci veulent libéraliser le secteur des soins de santé pour faire du profit.

Dans votre texte de vision, les soins de santé sont un bien public.

Tim Joye : Accessibilité, coopération, prévention... telles sont les valeurs sur lesquelles nous devons construire les soins de santé. Un service public, dans de petites zones, où on touche tout le monde. Dans notre texte, nous imaginons des districts sanitaires locaux d’environ 100 000 personnes. Des professionnels de la santé de différentes disciplines peuvent y travailler ensemble et fournir des soins de santé accessibles aux habitants du district. Pour chaque district, on examine quels sont les besoins spécifiques. Chaque district dispose d’équipes de prévention travaillant sur le terrain. Le district est ensuite divisé en quartiers, chacun d’entre eux disposant d’un centre de santé.

Les médicaments sont souvent inabordables. Cela reste aussi un cheval de bataille pour vous…

Janneke Ronse : L’industrie pharmaceutique a beaucoup changé. Elle met de plus en plus l’accent sur de nouveaux médicaments destinés à un nombre réduit de patients. Ces médicaments sont très chers. L’exemple le plus extrême de cette évolution est celui de la petite Pia. L’injection dont elle avait besoin a coûté près de deux millions d’euros. Nous devons vraiment réfléchir à des mesures pour contrôler cette explosion des prix. En responsabilisant les patrons, on peut les inciter à faire plus en matière de prévention, à réfléchir davantage à la charge de travail, à l’organisation du travail, à la flexibilité, etc.

Comment pouvons-nous intervenir au niveau des brevets ? Une des possibilités est de mettre en place des licences obligatoires (avec une licence obligatoire, le gouvernement oblige le fabrikant d’un médicament à octroyer des licences à une ou plusieurs parties, ce qui a une influence sur le prix, NdlR). La députée PTB Sofie Merckx a déposé une proposition de loi à ce sujet au Parlement. Une licence obligatoire doit toutefois être introduite séparément pour chaque médicament. Nous avons alors réfléchi à une solution globale et avons abouti à l’idée d’un Institut SALK européen.

De quoi s’agit-il ?

Tim Joye : Jonas Salk a inventé le vaccin contre la polio. Il a refusé de le breveter. Lorsqu’un journaliste lui a demandé pourquoi, Salk a répondu : « Pourrait-on breveter le soleil ? » L’industrie pharmaceutique devrait développer des médicaments pour aider le plus grand nombre de personnes le plus vite possible. C’est possible, mais il faut intervenir par rapport aux brevets. En effet, ils donnent aux grandes multinationales la possibilité d’exiger ce qu’elles veulent pendant des années, et de piller notre sécurité sociale.

Un institut SALK européen sera en mesure de centraliser l’ensemble des moyens consacrés à la recherche et de veiller à ce qu’ils soient dirigés vers des centres de recherche publics, de sorte que le résultat final soit accessible à tous, sans brevet. Les firmes pharmaceutiques pourront ensuite participer à des appels d’offres pour produire les médicaments à partir de ces recherches. Elles seront toujours en mesure de demander un bon prix pour ces produits, mais sans brevet, elles n’auront plus de monopole. Les médicaments deviendront ainsi accessibles à tout le monde.

Un tout nouveau chapitre du texte de vision porte sur l’empowerment. Qu’est-ce que cela signifie pour vous ?

Tim Joye : C’est central dans notre mode de fonctionnement. Il est important de développer nos idées et de se battre pour elles. Pas seuls, mais collectivement, avec nos patients. Comme nous l’avons fait, par exemple, par rapport à la pollution au plomb à Hoboken, ou dans la lutte pour le modèle Kiwi. Si les patients, mais aussi les mutuelles, les syndicats et les associations de quartier unissent leurs forces, nous pouvons avancer. Nous ne sommes pas seulement un centre médical, mais aussi un centre d’action. C’est ça, l’empowerment. Descendre ensemble dans la rue, faire des pétitions, coller des affiches, manifester.

Janneke Ronse : Tout le monde parle aujourd’hui d’empowerment, bien souvent pour imputer la responsabilité des problèmes aux individus. Nous voulons rendre ce terme au mouvement social, à la classe travailleuse, en lutte contre l’injustice.

Dirk Tuypens


Partager sur