Interview
21 November 2022

Un « miracle des vaccins » à Cuba ?

21 November 2022

Publié dans Solidaire

Comment est-ce qu’un pays du tiers-monde comme Cuba, écrasé par un embargo illégal organisé par les États-Unis, a-t-il pu mettre aux point ses propres vaccins contre le Covid-19 ? Fabrizio Chiodo, scientifique italien qui a participé aux recherches cubaines, nous explique en détails les atouts de l’île et les obstacles qu’elle a rencontrés dans ce travail.

Fabrizio Chiodo est membre du Conseil italien de recherche. Il a travaillé à l’Amsterdam Infection and Immunity Institute, et collabore avec des équipes de chercheurs cubains depuis 2014, ce qui lui a permis de contribuer au développement des différents vaccins anti-covid, et notamment le « Soberana », un vaccin d’un nouveau type.

En quoi est-ce que le vaccin Soberana est une innovation sur le plan scientifique ?

Fabrizio Chiodo : Cuba a développé cinq vaccins différents contre le Covid. Parmi ces cinq vaccins, trois sont déjà autorisés à Cuba, ainsi que dans d’autres pays. Les deux autres sont en cours d’essai et je pense qu’ils seront bientôt autorisés aussi. Tous ces vaccins sont à base de protéines. Quelle est la différence ? L’ancienne méthode pour que le corps puisse produire des anticorps défensifs contre un pathogène (un virus ou une bactérie par exemple) était de lui présenter le pathogène en entier, mais sous forme affaiblie, inactivée. Il y a une deuxième méthode, plus rapide, ce sont les vaccins à ARN messagers, qui fonctionnent différemment, qui donnent des instructions aux cellules immunitaires mais ne lui présentent pas le pathogène. 

Et donc ici, à la place de présenter tout le virus ou des instructions, les vaccins « à sous-unités », comme Soberana, sont fabriqués avec une partie d’une protéine nommée « Spike » qui se trouve à la surface du virus. Et les anticorps produits de cette façon sont beaucoup plus puissants pour neutraliser le virus.

Selon moi, le véritable diamant des scientifiques cubains est le vaccin Soberana 2. Il s’agit d’un vaccin « conjugué », ce qui signifie que nous y ajoutons une protéine supplémentaire qui stimule le système immunitaire pour encore améliorer la réponse. A ce jour, Soberana 2 est le seul vaccin au monde spécifiquement développé pour les enfants. Il a été approuvé à Cuba pour les enfants à partir de 2 ans, et 90% d’entre eux sont vaccinés avec ce produit.

Il faut bien comprendre que l’infrastructure était déjà là. Il y avait les capacités de fabrication et les infrastructures pour produire et purifier les vaccins et en augmenter la production. La situation était critique car le blocus étasunien posait d’énormes problèmes, de la recherche à la production. Les sanctions affectent fortement toutes ces étapes.

Qu’en est-il des validations internationales des vaccins cubains ? Cuba a-t-elle pu établir des coopérations avec d’autres pays dans ce domaine ?

Fabrizio Chiodo : L’OMS a suivi tous les essais cliniques et les résultats de Cuba depuis le début. Les données sont disponibles en libre accès. Diverses publications ont paru dans des revues scientifiques réputées, comme Lancet Respiratory Medicine ou Elsevier. Cependant, pour Cuba, tout comme pour tous les pays du Sud, il n’est pas simple de publier dans les grandes revues occidentales réputées.

Plusieurs vaccins cubains ont déjà été autorisés dans différents pays, notamment l’Iran, le Venezuela, le Nicaragua et le Mexique. À un moment donné, malheureusement, Cuba s’est heurtée à un « problème » connu, à savoir les « normes de production » ou « bonnes pratiques de fabrication » (BPF), établies par l’OMS et les organismes de réglementation des pays du G7. À Cuba, pour produire un vaccin, on utilise des machines et des technologies qui ne peuvent pas être rénovées chaque année. Cela n’impacte pas la qualité de la production, il s’agit de détails mineurs. Cela peut toucher, par exemple, à la manière de mesurer certains composants de vaccins. À cause du blocus, Cuba n’est pas en mesure de dépenser des dizaines de millions pour remplacer toutes ses machines tous les deux ans. Pour moi, ces normes ont été appliquées dans un but de protectionnisme. Ces règles ont été appliquées pour empêcher des pays comme Cuba, le Brésil, l’Afrique du Sud ou l’Inde d’exporter des vaccins.

Pour contourner le problème, Soberana sera produit en Italie. C’est en cours, nous en sommes aux dernières étapes et nous sommes très optimistes à ce sujet. Tout ceci est particulièrement important pour les pays pauvres. Le boost « Soberana plus » coûte environ 1 dollar et est stable à température ambiante. Je pense qu’à un moment donné, toutes les grandes institutions et les ONG vont faire pression sur l’OMS pour lui demander d’examiner les vaccins cubains afin de pouvoir les utiliser à grande échelle dans les pays pauvres. 

Pourriez-vous nous expliquer un peu plus en détail comment les sanctions imposées par les États-Unis affectent l’industrie pharmaceutique et la recherche à Cuba ?

Fabrizio Chiodo : C’est un drame, vraiment. Dès qu’un article comporte 10 % de matériel étasunien ou est financé par des investisseurs des États-Unis, il est interdit de l’importer à Cuba. D’un agent chimique à une machine, cela vaut pour tout. En outre, en raison des nouvelles sanctions décidées par Donald Trump, actuellement maintenues par le président Biden, les restrictions sont encore plus agressives.

Cuba n’a aucun moyen d’acheter, par exemple, du matériel pour réparer ses équipements. Contourner ces sanctions occasionne des coûts et des délais supplémentaires. Tout en devient plus lent et plus cher. Et ce, pour tout, à chaque étape, tout le temps.

À cause des sanctions de Trump, pendant la pandémie, les entreprises qui travaillaient avec Cuba pour la production de vaccins ont cessé de répondre du jour au lendemain. Elles ont purement et simplement cessé de répondre aux mails.

Bien sûr, disposer de différents vaccins contre le SRAS-CoV-2 ne s’est pas fait du jour au lendemain. Si cela a été possible, c’est parce que Cuba investit depuis des décennies dans la biotechnologie publique de haut niveau. En effet, l’île n’a pas trente-six moyens de réduire la pression sur son système de santé ni de pouvoir se passer d’antibiotiques en provenance des États-Unis. Son seul moyen d’y parvenir, c’est de vacciner autant que possible contre les infections les plus dangereuses. D’où ce principe, adopté sous Fidel Castro, d’investir dans les vaccins et les biotechnologies de pointe, qui reste d’application aujourd’hui.

La prévention coûte moins cher que le traitement. Les vaccins ont été un outil très efficace et puissant pour la biotechnologie cubaine. C’est pour cela que, lorsque les gens évoquent une sorte de « miracle des vaccins » à Cuba, je les corrige. Ces vaccins sont le fruit d’investissements publics réalisés au cours des trente dernières années, pas du jour au lendemain. C’est cela qui a permis de vacciner plus de 90 % de la population adulte et 98 % des enfants à partir de 2 ans. Et vous savez, les opposants au régime, qui vivent à Miami, se sont tous empressés de prendre un vol vers Cuba parce qu’ils voulaient ce vaccin. Leur confiance dans la biotechnologie cubaine est impressionnante. 

Pouvez-vous comparer la manière dont les priorités sont établies à Cuba, d’une part, et dans les instituts et entreprises occidentales, d’autre part ?

Fabrizio Chiodo : C’est intéressant, car, parallèlement à ma charge universitaire en Europe, je suis également conférencier invité à La Havane. En Europe et en Italie, lorsque je dois demander de l’argent pour la recherche scientifique, les choses se passent tout autrement. À Cuba, le seul objectif est de sauver des vies humaines. C’est tout. C’est leur seul et unique but. Lorsque nous voyons un danger se profiler, un nouvel agent pathogène, une nouvelle vague de dengue ou de Covid par exemple, nous réfléchissons à comment nous organiser pour le combattre. On entend tout le temps qu’à Cuba, « le gouvernement contrôle tout ». C’est un mensonge. Tout d’abord, comme je l’ai dit, les différents instituts travaillent totalement indépendamment les uns des autres.

Deuxièmement, si on prend Soberana, Soberana 1 n’est pas encore autorisé alors que d’autres versions ultérieures de Soberana le sont. Pourquoi ? Parce que les essais ont montré qu’il n’était pas encore optimal. Il n’est pas question de cacher des faits ou des données sous prétexte qu’« il faut que ça marche ». Ainsi, dans le cadre d’un appel d’offres public, il peut y avoir une compétition entre différents instituts et entre différents vaccins au sein d’un même institut. Il n’y a pas de « contrôle total de l’État » en la matière. 

Lorsque je fais de la recherche en Europe, c’est plus compliqué parce que l’objectif (et tous mes collègues européens le savent) est d’avoir à un moment donné un produit que l’on peut vendre aux grandes firmes pharmaceutiques ou à une spin-off. À l’université, on nous dit que le seul moyen de voir son produit fabriqué et utilisé dans les cliniques, c’est de passer par une entreprise privée. Toute la technologie de l’ARN messager a été développée dans des universités publiques à l’aide de fonds publics. Dire que les grandes firmes pharmaceutiques investissent dans la recherche relève de la désinformation. C’est exactement l’inverse qui se produit. Comme elles ont l’argent pour le faire, elles achètent vingt ans de recherche, puis empochent tous les bénéfices. L’approche publique, du laboratoire aux cliniques, peut surmonter tous ces problèmes, comme Cuba l’a prouvé.

Pour des produits comme les vaccins, les Pays-Bas ou le Danemark avaient une production publique jusque dans les années 80. Parce qu’ils savaient que l’approche publique était nécessaire dans les situations d’urgence et qu’elle était bon marché. Par la suite, ils se sont mis à tout privatiser, et nous avons assisté à deux choses. Tout d’abord, un essor des mouvements anti-vaccins, parce que les gens sont devenus méfiants. Et deuxièmement, les gouvernements laissent les entreprises privées faire ce qu’elles veulent en termes de priorités et de stratégie.

La confiance que manifeste le grand public semble également impressionnante. Le taux de vaccination à Cuba est énorme, non ? 

Fabrizio Chiodo : Oui, et la vaccination n’est pas obligatoire à Cuba. Les gens décident de le faire et ont confiance en ce vaccin. Pendant ce temps, dans beaucoup d’endroits en Occident, le taux de vaccination est inquiétant. Une étude d’un collègue d’Amsterdam a montré à quel point la privatisation de la production néerlandaise de vaccins (notamment entre les mains de Janssens) a érodé la confiance de la population. C’est désormais évident et c’est un problème gravissime. C’est aussi une question d’éducation. Comme vous le savez, le système éducatif cubain joue un rôle clé. Vous devriez voir ce que l’on voit à la télévision quand on parle de vaccins, mais aussi le niveau de connaissance des enfants, etc. J’ai entendu des enfants dire qu’ils voulaient que leur courbe de points soit plus élevée, parce qu’ils avaient compris qu’elle représente le niveau de leurs anticorps.

Quel est l’aspect le plus important que vous avez appris du système cubain et que nous pourrions également utiliser en Belgique ou en Europe ?

Fabrizio Chiodo : J’aime beaucoup l’idée d’un centre européen, financé par des fonds publics, destiné à créer des vaccins. Nous avons l’Agence spatiale européenne, qui est publique. Nous avons une Agence européenne des médicaments, qui est publique. Pourquoi n’aurions-nous pas une institution publique, financée par des fonds publics, qui pourrait au moins assurer la fabrication de produits d’urgence tels que des vaccins, en cas de besoin ?

Pour conclure, que voudriez-vous dire aux gens en Belgique et en Europe à propos des sanctions unilatérales imposées par les ÉtatsUnis à Cuba ?

Fabrizio Chiodo : Cette question concerne tous les ministères des affaires étrangères d’Europe. Lors du vote de l’Assemblée générale des Nations unies, 184 pays ont voté pour la levée du blocus. Seuls les ÉtatsUnis et Israël ont voté contre. Lorsque l’on parle de démocratie, de quoi parle-t-on ? Au final, un seul pays prend la décision sur cette question, et les gens en Europe ne sont pas au courant. Ce blocus est un acte terroriste. Si les gens aiment le concept de démocratie, il faut être cohérent et respecter les votes de l’ONU.

Nicolas Pierre


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